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les infiltrés - Page 2

  • Zhao Lihong : un poète en résistance lente

    Zhao Lihong, poésie, résistance, Chine, Art, livre

     

    Avec Cheminements : l’écho des poètes, publié aux éditions La Route de la Soie, Zhao Lihong ne livre pas un simple recueil de poésie. Il propose un acte de résistance. Face à la brutalité du monde, à l'effacement des sensibilités, il choisit la lenteur, le regard oblique, le chant de l’intime. Un geste politique, à sa manière.

    Dans un monde saturé de performances, d’algorithmes, de contenus à consommer plus vite qu’ils ne s’oublient, la poésie semble déplacée. Mieux : elle dérange. Parce qu’elle prend son temps, parce qu’elle invite à regarder autrement, à penser autrement. Zhao Lihong le sait. Et c’est précisément là qu’il creuse son sillon. Avec douceur, mais avec obstination.

    Dans Cheminements, chaque texte, chaque image (car les illustrations sont aussi de sa main), propose une brèche. Non pas une échappatoire, mais une invitation à résister par la finesse, par l'attention, par le lien. Résister à l’arasement des cultures, à l’uniformisation des esprits, à l’oubli de la mémoire et des paysages intérieurs.

    Ce livre est né d’un dialogue. D’un projet éditorial pensé comme un pont entre les cultures, entre les temporalités, entre les humanités. Il ne s’agit pas d’un hommage exotique à une poésie chinoise muséifiée. Il s’agit d’un compagnonnage. D’un acte de proximité. Après Métamorphose(s), ce nouvel opus pousse plus loin encore la démarche : il veut toucher, il veut rencontrer, il veut faire vibrer des cordes communes.

    Mais ce qui frappe surtout, c’est la portée politique du geste poétique. Non pas au sens d’un discours revendicatif ou idéologique, mais dans sa capacité à faire exister ce qui est systématiquement écrasé : l’invisible, l’imperceptible, le fragile. En ce sens, Zhao Lihong est un poète infiltré. Il infiltre nos automatismes, il déjoue nos attentes, il réhabilite l’attention. Il nous oblige à nous redemander : que voyons-nous ? Que sentons-nous encore ? Que voulons-nous transmettre ?

    Chaque page de ce livre oppose à la logique du marché une logique du sens. À l’accélération, une marche lente. À la communication, une communion. Ce n’est pas un hasard si le mot cheminement a été choisi : il contient l’idée d’un mouvement habité, d’un refus de l’instantané, d’un respect pour ce qui pousse lentement. Un mot qui, dans notre société de la vitesse, a presque disparu du langage courant.

    Et puis il y a l’image. Car Zhao Lihong n’est pas seulement poète : il dessine, il peint. Ses aquarelles accompagnent les textes comme des présences muettes, des méditations visuelles. Là aussi, rien de spectaculaire. Juste une main, un trait, une ombre. Mais tout est là : une humanité qui résiste au bruit par la simplicité.

    Lire ce livre, c’est accepter de se laisser traverser. C’est se désarmer. Et dans ce désarmement, retrouver un souffle. Une mémoire. Une capacité d’émerveillement.

    À l’heure où l’on tente de nous faire croire que tout doit être utile, rentable, efficace, Cheminements vient rappeler que ce qui sauve — vraiment — échappe à toute logique comptable. Ce livre est inutile, au sens noble du terme. Il est nécessaire.

    Un acte de beauté comme acte politique.

    Zhao Lihong, poésie, résistance,

  • Bioutifoul Kompany : quand l’entreprise devient une machine à broyer les esprits

    Frédérique Vissense, roman, ressources humaines, entreprise, corporate, management, IA, ressourcesBienvenue dans le cauchemar du management total.

    L’entreprise du futur n’a plus besoin de vous espionner discrètement : elle pénètre directement dans votre tête. Bioutifoul Kompany, de Frédérique Vissense, est une plongée vertigineuse dans un monde où les pensées des salariés sont scannées, filtrées, rectifiées pour correspondre aux valeurs de la Compagnie Universelle d’Innovation. Une dystopie ? Pas si sûr.

    Si le monde de l’entreprise a toujours excellé dans l’art de l’euphémisme – on ne licencie plus, on « restructure », on ne surveille plus, on « optimise » – le roman de Vissense pousse la logique à son paroxysme. Ici, le salarié n’est plus seulement évalué sur sa productivité ou son adhésion aux valeurs corporate, il est littéralement testé par une machine qui analyse ses pensées. Un bon employé ? Celui dont l’encéphale se conforme parfaitement aux attentes du management. Les autres ? Ils seront « ajustés ».

    La servitude volontaire 2.0

    Le roman suit Fifi, un employé ordinaire, mais pas encore assez formaté. On lui branche des électrodes, et on le somme de penser à l’enthousiasme, à la proactivité, à la vision stratégique. Mais ce qui apparaît à l’écran, c’est du gris. Rien. Un trou. Un vide suspect.

    Car dans cette entreprise, penser dans le vide est une faute. Être neutre est une menace. Ne pas afficher un sourire béat en parlant des « valeurs du Groupe » vous expose aux ajustements nécessaires. Ce que raconte Bioutifoul Kompany, c’est cette mutation de l’entreprise en une machine à fabriquer des clones, où la diversité des esprits est un risque à éradiquer.

    On pourrait croire à une exagération, un délire paranoïaque inspiré d’un mauvais rêve de DRH sous amphétamines. Mais Vissense ne fait que pousser d’un cran des tendances bien réelles : la surveillance accrue des employés via des logiciels d’analyse comportementale, la culture du bonheur obligatoire en entreprise (Smile or die, comme le disait si bien Barbara Ehrenreich), l’immixtion grandissante du travail dans les sphères les plus intimes de la vie privée.

    La mort du dissensus

    Ce que décrit Vissense, c’est un monde où l’entreprise devient une religion. Une idéologie totalisante où l’adhésion n’est plus une option, où l’employé modèle est un croyant, un converti qui ne se contente pas de suivre les ordres, mais qui ressent sincèrement l’amour du travail, la passion du projet, l’extase du challenge.

    Et gare à ceux qui n’y croient pas assez. Ceux qui ne sont pas assez lisses, pas assez durs, pas assez « agiles ». Les valeurs de la Kompanie sont celles du capitalisme de plateforme : flexibilité extrême, adaptation perpétuelle, résilience obligatoire. Dans ce monde, tout employé doit devenir un galet : arrondi, façonné par les forces du marché, incapable d’accrocher quoi que ce soit sur son passage. La galetude devient le Graal du bon salarié.

    La question que pose ce roman est brutale : que reste-t-il d’un individu quand il a été totalement absorbé par une logique d’entreprise ? Que devient la pensée critique dans un système où il ne faut surtout pas douter, ni poser de questions ?

    Un miroir déformant… ou un simple reflet ?

    On aurait envie de rire devant les absurdités managériales du livre, devant ces consultants qui inventent des concepts creux et imposent des réformes vides de sens. Mais on se souvient que tout cela existe déjà.

    Il suffit d’écouter un discours d’un CEO d’une grande boîte pour retrouver cette novlangue imbitable, ce jargon qui ne veut rien dire mais qui sert à modeler les esprits, à tuer le langage, à interdire toute critique.

    Bioutifoul Kompany est une satire, mais aussi un avertissement. Un livre à lire avant votre prochaine évaluation annuelle, juste pour vérifier si, vous aussi, vous ne commencez pas à penser trop gris.

    Et si c’est le cas… attention à la rééducation cognitive.

    Frédérique Vissense, roman, ressources humaines, entreprise, corporate, management, IA, ressources

  • "Tintamarre" de Laurent Benarrous : un vacarme contre les silences complices

    Tintamarre, Laurent Benarrous, vie, chute, récit, artLaurent Benarrous ne cherche pas à ménager son lecteur. Dans Tintamarre, il balance des vérités crues, des souvenirs d'enfance jetés comme des pavés dans la vitrine bien ordonnée de nos sociétés indifférentes. Sous ses airs de chronique d'une vie banale, le récit est une plongée sans filet dans les coulisses d'une violence ordinaire, sourde, celle qui se vit derrière les portes closes des HLM de la banlieue parisienne. On y croise la tendresse, oui, mais cabossée, prise dans l'étau d'une pauvreté sociale, culturelle, et affective.

    Le style, sec et sans fioritures, tranche avec la lourdeur des thèmes abordés. L'auteur use de l'humour noir comme d'un bouclier, une arme pour tenir à distance l'indicible. Dès les premières pages, la filiation avec L'Attrape-Coeur de Salinger est revendiquée, mais Laurent Benarrous s'engouffre dans un réalisme encore plus cru, une lucidité brutale. Pas de nostalgie doucereuse ici : l'enfance y est dépeinte comme un champ de bataille, où l'on survit plus qu'on ne grandit.

    Ce qui frappe, c'est la manière dont Tintamarre expose les mécanismes d'une société qui tolère, voire justifie, la violence domestique. Comment peut-on, en 2024 encore, détourner le regard face aux cris d'un enfant battu, aux larmes d'une mère brisée ? Laurent Benarrous ne livre pas de réponses mais force à la confrontation. Il met à nu la banalisation, cette acceptation résignée qui imprègne les institutions, les familles, les voisins. Ses mots claquent, dérangent, parce qu'ils racontent ce qu'on préfère ignorer.

    Mais derrière ce vacarme d'injustices et de silences complices, il y a aussi une voix qui refuse de se taire. Celle de l'auteur, enfant devenu homme, qui se réapproprie son histoire pour ne plus être l'objet mais le sujet. Écrire devient un acte politique, un geste de résistance. Tintamarre n'est pas seulement un livre, c'est une gifle, un rappel que derrière les murs gris des cités, des vies s'effondrent dans l'indifférence générale.

    Il serait facile de réduire ce texte à un récit de misère. Ce serait passer à côté de sa force subversive. Car Laurent Benarrous, s'il décrit la chute, scrute aussi les tentatives de s'en relever. Ce n'est pas un chant d'espoir facile, mais la preuve qu'arracher sa voix au silence est déjà, en soi, une victoire.

    "Tintamarre" de Laurent Benarrous - La Route de la Soie - Éditions, avril 2024.