Bioutifoul Kompany : quand l’entreprise devient une machine à broyer les esprits
Bienvenue dans le cauchemar du management total.
L’entreprise du futur n’a plus besoin de vous espionner discrètement : elle pénètre directement dans votre tête. Bioutifoul Kompany, de Frédérique Vissense, est une plongée vertigineuse dans un monde où les pensées des salariés sont scannées, filtrées, rectifiées pour correspondre aux valeurs de la Compagnie Universelle d’Innovation. Une dystopie ? Pas si sûr.
Si le monde de l’entreprise a toujours excellé dans l’art de l’euphémisme – on ne licencie plus, on « restructure », on ne surveille plus, on « optimise » – le roman de Vissense pousse la logique à son paroxysme. Ici, le salarié n’est plus seulement évalué sur sa productivité ou son adhésion aux valeurs corporate, il est littéralement testé par une machine qui analyse ses pensées. Un bon employé ? Celui dont l’encéphale se conforme parfaitement aux attentes du management. Les autres ? Ils seront « ajustés ».
La servitude volontaire 2.0
Le roman suit Fifi, un employé ordinaire, mais pas encore assez formaté. On lui branche des électrodes, et on le somme de penser à l’enthousiasme, à la proactivité, à la vision stratégique. Mais ce qui apparaît à l’écran, c’est du gris. Rien. Un trou. Un vide suspect.
Car dans cette entreprise, penser dans le vide est une faute. Être neutre est une menace. Ne pas afficher un sourire béat en parlant des « valeurs du Groupe » vous expose aux ajustements nécessaires. Ce que raconte Bioutifoul Kompany, c’est cette mutation de l’entreprise en une machine à fabriquer des clones, où la diversité des esprits est un risque à éradiquer.
On pourrait croire à une exagération, un délire paranoïaque inspiré d’un mauvais rêve de DRH sous amphétamines. Mais Vissense ne fait que pousser d’un cran des tendances bien réelles : la surveillance accrue des employés via des logiciels d’analyse comportementale, la culture du bonheur obligatoire en entreprise (Smile or die, comme le disait si bien Barbara Ehrenreich), l’immixtion grandissante du travail dans les sphères les plus intimes de la vie privée.
La mort du dissensus
Ce que décrit Vissense, c’est un monde où l’entreprise devient une religion. Une idéologie totalisante où l’adhésion n’est plus une option, où l’employé modèle est un croyant, un converti qui ne se contente pas de suivre les ordres, mais qui ressent sincèrement l’amour du travail, la passion du projet, l’extase du challenge.
Et gare à ceux qui n’y croient pas assez. Ceux qui ne sont pas assez lisses, pas assez durs, pas assez « agiles ». Les valeurs de la Kompanie sont celles du capitalisme de plateforme : flexibilité extrême, adaptation perpétuelle, résilience obligatoire. Dans ce monde, tout employé doit devenir un galet : arrondi, façonné par les forces du marché, incapable d’accrocher quoi que ce soit sur son passage. La galetude devient le Graal du bon salarié.
La question que pose ce roman est brutale : que reste-t-il d’un individu quand il a été totalement absorbé par une logique d’entreprise ? Que devient la pensée critique dans un système où il ne faut surtout pas douter, ni poser de questions ?
Un miroir déformant… ou un simple reflet ?
On aurait envie de rire devant les absurdités managériales du livre, devant ces consultants qui inventent des concepts creux et imposent des réformes vides de sens. Mais on se souvient que tout cela existe déjà.
Il suffit d’écouter un discours d’un CEO d’une grande boîte pour retrouver cette novlangue imbitable, ce jargon qui ne veut rien dire mais qui sert à modeler les esprits, à tuer le langage, à interdire toute critique.
Bioutifoul Kompany est une satire, mais aussi un avertissement. Un livre à lire avant votre prochaine évaluation annuelle, juste pour vérifier si, vous aussi, vous ne commencez pas à penser trop gris.
Et si c’est le cas… attention à la rééducation cognitive.